Cet article est fortement inspiré du livre de Bernard POULET, “La fin des journaux et l’avenir de l’information” que je vous recommande de lire. Vous pouvez acheter cet excellent livre sur Amazon ou dans la librairie la plus proche de chez vous. Vous ne gaspillerez pas votre argent.
Cet article est particulièrement long, pourtant, je vous encourage à aller jusqu’au bout : il est criant de vérité.
Une autre façon de penser
L’irruption des nouvelles technologies et des nouveaux moyens de communication a bouleversé une grande partie de nos comportements sociaux : manières de se parler, de se rencontrer, d’écouter, de lire, d’écrire, de consommer, de faire communauté. Les changements sont bien plus importants que ceux, non négligeables pourtant qu’avait induits l’arrivée de la télévision dans les années 1950.
Nicholas Carr, auteur du livre “Is Google making us stupid?” raconte avec un mélange d’ironie et d’inquiétude que la navigation sur Internet a changé sa façon de penser :
“J’ai la désagréable impression que quelqu’un, ou quelque chose, a bricolé mon cerveau, remodelé le circuit de mes neurones, reprogrammé ma mémoire. Je ne perds pas la tête – pour autant que je puisse m’en rendre compte -, mais elle change. Je ne pense plus comme j’avais l’habitude de le faire.”
Il évoque un symptôme de plus en plus partagé : de grandes difficultés à se concentrer, en particulier quand il s’agit de lire plus de trois ou quatre pages d’affilée. Un autre blogueur confesse qu’il a tout simplement cessé de lire des livres, alors que plus jeune, il était un gros lecteur : “La façon dont je pense a changé.”
Ces affirmations peuvent paraître excessives, pourtant, une étude menée par des chercheurs de l’University College de Londres suggère que nous serions effectivement au milieu d’un processus de transformation de notre manière de lire et de penser. Les chercheurs ont relevé que la plupart des visiteurs de sites internet avaient tendance à “effleurer” les informations, passant rapidement de l’une à l’autre, ne revenant que très rarement en arrière et ne lisant qu’une ou deux pages avant de passer au document suivant. L’étude conclut :
“Il est évident que les utilisateurs de ces sites ne lisent pas ligne après ligne, comme on le fait classiquement. Ils lisent verticalement, via les titres, les résumés, en cherchant à aller le plus vite possible. C’est comme s’ils venaient sur Internet pour éviter de lire comme on le fait traditionnellement.”
Une autre façon de lire
Paradoxalement, la plupart des spécialistes affirment que l’on n’a jamais autant lu que depuis l’apparition d’Internet. Parcourant les pages du web, les e-mails, les SMS, les réseaux sociaux, les citoyens du monde moderne semblent passer leur temps à lire. De même, ils n’ont jamais autant “communiqué”. Si ce n’est que les mots “lire” et “communiquer” ont changé de sens. Que veut dire communiquer quand la connexion est manifestement plus importante que le message ?
La lecture sur Internet n’a rien à voir avec le parcours, parfois lent et pénible, effectué d’un bout à l’autre d’une oeuvre imprimée sur papier. On ne lit pas, on “surfe”, on glisse sur des pages où se mêlent du texte, des images, de plus en plus de vidéos et surtout un nombre presque illimité de liens, qui redirigent en permanence l’attention vers une autre page.
L’ensemble de la machine à informer et à distraire a dû se reformater pour répondre à ces nouveaux comportements. Pour les sites Internet d’information, il a fallu écrire plus court, privilégier les sommaires et les résumés, insérer des images voire des vidéos. Le mouvement, la mobilité et la célérité doivent donner aux lecteurs pressés le sentiment qu’ils ont toujours accès à l’essentiel en quelques clics et sans avoir à tourner des pages.
Une autre façon d’être en société
La solitude des grandes villes et celle qui caractérise l’adolescence renforcent le besoin d’être en permanence connecté. Il suffit d’observer les jeunes qui, dans les transports en commun, s’accrochent à leurs objets nomades, téléphones ou lecteurs MP3, comme à des doudous afin de conjurer l’angoisse de la solitude. Le paradoxe est que l’on finirait par souhaiter qu’ils aient envie d’un peu de solitude. Comment grandit un enfant qui n’est jamais seul ? Que dire d’un individu qui sait de moins en moins où il en est, mais qui, grâce à son GPS ne se perd jamais ? Dans un document publié dans Forbes, un témoin déclare :
“Quand mon iPhone s’est cassé, j’ai cru mourir. C’était plus que je ne pouvais supporter. J’avais l’impression d’avoir perdu mon âme.”
La vitesse, la brièveté des messages comme celles des temps de lecture engendrent d’autres manières de penser. L’individu hyperconnecté développe une intelligence rapide, malléable, réactive mais il ne se laisse guère de temps pour flâner, rêvasser, sinon pour penser. L’hésitation, l’ambiguïté, ne sont plus des moments de réflexion, mais des bugs, des erreurs du programme, qu’il convient de vite corriger.
Le triomphe de la culture jeune
Le Web a donné lieu à l’émergence d’une nouvelle dynamique relationnelle. On peut aussi se demander s’il n’est pas l’accélérateur de cette culture adolescente, qui est comme un marqueur de notre époque. Le jeune internaute bouge tout le temps, multiplie les connexions et saute d’un monde à l’autre, d’un message à un jeu vidéo. Il dialogue sur plusieurs fenêtres simultanément, en écoutant de la musique, sans en être troublé outre mesure.
Ceux que l’on appelle désormais les digital natives, ceux qui n’ont pas connu le monde d’avant la prolifération du numérique, ont grandi devant des ordinateurs quand leurs aînés l’avaient fait devant les écrans de télévision, et parfois encore avec des livres. Ces natives communiquent, écrivent, se déplacent différemment des autres, des anciens, qui sont parfois à peine plus vieux qu’eux. Ils ont du mal à imaginer à quoi ressemblait le monde d’avant le Web.
Pourtant, il ne faut pas s’y tromper : dans leur ensemble, ils ne sont pas très intéressés par la technique. Surtout, ils se heurtent à des obstacles culturels pour utiliser la “mine de savoir” qu’est censé receler Internet. La “génération Google”, malgré sa passion pour tout ce qui est interactif, n’est pas particulièrement experte pour les recherches sur le net. Beaucoup de jeunes ne savent pas trier les sources qu’ils trouvent sur Internet et l’immense majorité utilise les informations trouvées sans jamais les rattacher à leur auteur.
La langue en péril
La contagion de la culture adolescente se manifeste encore plus spectaculairement dans l’invention d’une “novlangue”, dédaigneuse des règles de syntaxe et de grammaire, au profit d’abréviation plus efficaces, brèves, rapides. Les signes et les symboles, la ponctuation ignorée sont une habitude. Ce sont les ados qui échangent des SMS, de courts textes avec leur amis, organisent les communautés les plus vivantes sur les réseaux sociaux, qui jouent aux jeux en ligne.
En France, les spécialistes de l’éducation déplorent depuis longtemps la difficulté des élèves à acquérir les bases minimales de la maîtrise de la langue, ce fameux “socle de connaissances” que cherchent à retrouver les minitres de l’Education Nationale. L’orthographe, la syntaxe, la capacité à écrire et à lire correctement, sans parler du style, ne sont plus des acquis au sortir de l’école primaire. Si on communique de plus en plus, on a peut-être de plus en plus de mal à se comprendre.
À la recherche d’une nouvelle identité
C’est ce monde immature, où les personnalités (les profils que l’on établit sur Internet) peuvent être aussi multiples que mal définies, changeantes, s’évadant vers d’autres mondes puisqu’il s’agit dans presque tous les cas d’une deuxième vie. On s’y fait des “amis” – il vaudrait mieux parler de “liens” puisqu’on ne les rencontre quasiment jamais dans la vraie vie – avec lesquels on partage des hobbies, des passions voire des répulsions. C’est le monde de Peter Pan, où l’on peut rêver et rompre son isolement sans prendre le risque de trop se frotter au monde réel.
Danah Boyd déclare :
“Les profils sont comme des personnes numériques. Ils sont la représentation numérique publique de l’identité. Pour les adolescents, donner une image cool d’eux-mêmes est fondamental. Facebook les invite à décrire leur propre identité. Ce faisant, cela leur permet de montrer une image d’eux-mêmes et de recueillir des réactions.”
Autrement dit, de définir par petites touches cette image en fonction des réactions de leurs interlocuteurs.
On n’est jamais vraiment engagé sur Internet : les “liens” sont le contraire de l’appartenance, et les communautés n’engendrent ni devoir ni attachement. Les détachements de l’individu en réseau est sans égal. Les liens dans le monde virtuel se multiplient dans une société où l’on ne cesse de déplorer la rupture du “lien social”. On a pu parler avec justesse d’ “individualisme réticulaire”, d’individus en réseau.
Les jeunes et l’information
Quels rapports ces adolescents plus ou moins prolongés, digital natives ou adultes encore jeunes, qui ont grandi face aux ordinateurs entretiennent-ils avec l’information et les journaux ? Aux Etats-Unis, on a constaté que 39 % des 18-24 ans lisaient un quotidien en 1997 et qu’ils n’étaient plus que 26 % en 2001 et 22 % en 2006 ! Parmi les 25-34 ans, ces proportions sont passées de 77 % en 1970 à 35 % en 2006. Dans le même ordre d’idées, 60 % des adolescents déclarent ne pas être intéressés par l’actualité quotidienne, que ce soit dans les journaux papier ou en ligne.
Michael P. Smith, directeur du MMC (Media Management Center) de l’Université américaine de Northwestern, a réalisé une enquête systématique sur les digital natives. Selon lui, “nombre de ces adolescents ne font pas d’effort particulier pour prendre connaissance des informations sur le web”. L’étude a établi que les nouvelles dites “sérieuses” n’intéressent pas vraiment les jeunes. Pire, ceux-ci estiment qu’elles risquent de les “stresser” en les confrontant aux périls du monde extérieur. Ils préférent donc s’en tenir éloignés. Ces adolescents qui utilisent massivement Internet, lorsqu’ils lisent des informations font autre chose en même temps (chat, blog, musique, téléchargement). Les grands agrégateurs de contenus tels que Google ou Yahoo! sont leurs principales sources d’informations, loin devant les sites des médias traditionnels. Enfin, ce sont la musique, le divertissement et les sports qui viennent en tête de leurs sujets favoris.
La crise du livre a été amplifiée par la forte diminution des “gros lecteurs”, ceux qui lisent plus de 25 ouvrages par an, qui sont passés de 22 % en 1973 à 14 % en 1997, alors qu’un Français sur quatre ne lit pas, ou ne lit plus de livres.